CHAPITRE X
JAÏFE
Les Guerres de la Dispersion ont fait plusieurs dizaines de milliards de morts, mais elles ont eu l’incontestable mérite de pousser les hommes à explorer la Galaxie, à ouvrir de nouvelles voies stellaires, à découvrir de nouvelles planètes habitables. Mon propos n’est pas ici de porter un jugement sur la guerre, mais de constater que la technologie utilisée à des fins militaires, destructrices donc, a radicalement changé le cours de l’histoire, entraînant l’humanité – les humanités ? — dans une nouvelle évolution dont nul ne sait encore où elle la – les ? – mènera.
Les techniciens ont conçu des vaisseaux toujours plus performants, toujours plus autonomes ; les militaires ont engagé des combats toujours plus loin dans l’espace. Ils sont d’abord sortis du système solaire originel, qui comptait deux planètes et trois satellites habités ainsi qu’une vingtaine de stations spatiales, ils se sont installés sur des mondes qu’ils ont transformés afin de les rendre aptes à recevoir la vie humaine, ils y ont établi des bases où ils pouvaient fabriquer de nouveaux appareils, de nouvelles armes, déporter des populations bardées de nanotec qui leur servaient à la fois de cobayes, de main-d’œuvre et d’armées de réserve. Puis les grands vaisseaux qui traversaient l’espace grâce à la technologie dite de la « courbique » (courbe ubique) sombrèrent l’un après l’autre au cours des grandes batailles disputées dans un espace d’environ vingt années-lumière (une année, dans cette unité de mesure, correspond à une révolution complète de la planète étalon autour de son étoile). Les bâtiments qui avaient échappé aux missiles à très longue portée se fourvoyèrent dans les champs de mines invisibles ou, victimes d’avaries, se perdirent à jamais dans les labyrinthes inextricables de l’espace-temps.
Les populations déportées, elles, continuaient de croître sur leurs mondes d’adoption. Coupées des autres rameaux de l’humanité, elles se crurent abandonnées et commencèrent à forger leurs propres mythes, à s’inventer leur propre histoire. Il serait passionnant, d’ailleurs, d’étudier l’influence du milieu sur l’inconscient collectif, la façon dont l’être humain s’est inséré dans son nouvel environnement tout en conservant les mythes et les archétypes originels. Et aussi de comprendre pourquoi les acquis technologiques se sont délités si rapidement.
Comment avez-vous eu connaissance de tous ces faits, me demanderez-vous, puisque vous êtes vous-même le rejeton d’une de ces communautés humaines isolées sur leurs mondes ? A question pertinente, réponse évidente : les griots célestes.
Le griot, plus exactement, qui m’a accordé l’immense privilège d’une longue conversation en tête-à-tête, lui, le grand voyageur, et moi, le petit historien en quête désespérée de formes et de couleurs pour compléter ma fresque. Ainsi donc, puisque nous avons perdu le secret du voyage interstellaire, puisque les gouvernements antagonistes de notre planète n’ont pas la volonté de construire ni d’entretenir des flottes célestes, puisque nos savants n’ont ni les capacités ni les moyens de concevoir de nouveaux systèmes de transport, les griots sont les vestiges très précieux des Grandes Guerres de la Dispersion, les derniers liens entre les populations humaines. Eux ont percé le secret du voyage, du transfert quasi instantané (avec, selon mon interlocuteur, les insolubles problèmes de temps qui s’associent au déplacement plus rapide que la lumière).
C’est dire leur importance. S’ils venaient à disparaître, nous perdrions davantage que des porteurs de nouvelles, que des témoins de notre évolution, nous serions privés des symboles mêmes de l’unité humaine, nous entrerions dans une nouvelle période de régression dont nous aurions sans doute beaucoup de mal à nous remettre. Car, j’en suis persuadé, bien que nous soyons séparés des autres rameaux par des années-lumière, nous conservons notre creuset commun, notre matrice unique, nous restons solidaires en toute chose, en bien et en mal, en développement et en recul. Nous connaître, nous comprendre, c’est aussi connaître et comprendre nos frères humains perdus dans la Galaxie, c’est observer leur évolution et la rapporter à la nôtre, c’est leur permettre d’observer la nôtre et de la rapporter à la leur. Aussi, je vous conjure de renoncer à ce projet absurde de fermer nos portes aux visiteurs célestes – et de condamner avec la plus grande sévérité les apôtres de l’Anquizz, qui proposent de sacrifier les griots sur l’autel d’une autonomie planétaire aussi dangereuse qu’illusoire. Au moins, au moins jusqu’à ce que nous ayons déchiffré à notre tour le mystère du voyage sur les flux cosmiques, ou que nous ayons inventé une nouvelle manière d’affronter le vide. Contrairement à ce qu’affirment les manipulateurs de l’Anquizz, l’isolement ne signifie pas la souveraineté. Je pense au contraire qu’il nous entraînerait sur la pente fatale de la déchéance, de l’oubli et de la disparition. Comme une branche qui se détache du tronc et se condamne au pourrissement.
Discours sur la nécessité des griots,
Redw’n
Aphordian
historien de Jables, capitale du continent Noir,
planète Tar Nov.
Si tu bouges, je le crève ! »
La lame sinueuse s’enfonça dangereusement dans le cou de Jaïfe. Seke guetta le moment propice. La pénombre estompait les formes, les saillies rocheuses, le sol inégal et luisant, les rideaux gris et bouffants soulevés par la chute. L’eau ruisselait sur les visages, plaquait les étoffes sur les corps, les cheveux, les fronts et les joues.
« Je devrais dire : je la crève ! »
La voix rauque de Yorgäl se perdit dans le grondement de la cataracte. De sa main libre, il entreprit de dégrafer les attaches de la tunique vert sombre de Jaïfe, l’empêcha de regimber en maintenant la lame appuyée sur sa veine jugulaire, lui dénuda les épaules, abaissa les manches l’une après l’autre, arracha le vêtement et découvrit la large bande de tissu blanc qui lui enserrait le torse.
Le contraste entre l’apparence fragile de Jaïfe et le physique épais de Yorgäl bouleversa Seke. Il tressaillit lorsque le bandage s’affaissa et libéra deux rondeurs semblables à celles d’Ezmaïda. Abasourdi, il lui fallut un bon moment pour prendre conscience que le disciple d’Eyland Volgen était une femme.
« Belle paire de nichons, hein !ricana Yorgäl, ravi de son effet. Et nous n’avons pas affaire à un mutant : si je lui retirais son pantalon, y a fort à parier qu’on lui trouverait qu’un joli petit creux entre les jambes ! »
Tout se mettait en place tout à coup, la fragilité et la finesse de Jaïfe, le trouble que Seke avait ressenti lors de leur première rencontre, la confusion de ses perceptions, son attirance inexplicable... La fonction de griot étant strictement réservée aux hommes, Jaïfe avait dissimulé ses attributs de femme afin d’être admise comme apprenti d’Eyland Volgen. Mais comment un voyageur céleste, un maître griot, avait-il pu se laisser abuser par un simple déguisement ?
« Certaines de ses réactions m’ont mis la puce à l’oreille, reprit Yorgäl. Elles ressemblaient foutrement à celles de mes sœurs. Seule une fille a l’idée de se recoiffer en se regardant dans une flaque d’eau. Seule une fille s’isole pour pisser. J’aurais été vraiment curieux de voir sa réaction dans la maison des plaisirs. Malheureusement, je ne pouvais plus vous attendre hier soir, j’avais peur d’arriver devant une porte close. »
Il s’interrompit pour contenir un soubresaut de Jaïfe et cracha par terre avant de poursuivre :
« Je suis arrivé d’ailleurs devant une porte close, chierie ! J’ai rebroussé chemin, je vous ai suivis à distance quand ce goulard des rues vous a invités chez lui. Je me suis glissé dans une maison voisine et j’ai passé la nuit dans un débarras. Une putain de mauvaise nuit, vous pouvez me croire ! Je vous ai filé le train ce matin. Fallait que je sache. Et maintenant je sais.
— Pourquoi as-tu inventé cette histoire de rendez-vous avec nos maîtres ? demanda Seke.
— Vous êtes des disciples obéissants, et je voulais être bien sûr que vous me suivriez.
— Et qu’est-ce que tu comptes faire de... d’elle ? »
Le regard brûlant de Jaïfe léchait la face de Seke. Des frissons lui parcouraient l’échiné, lui disaient que c’était elle qui l’avait rejoint sur sa couche au milieu de la nuit, elle qui s’était frottée contre lui, qui l’avait accueilli en elle et entraîné dans les convulsions du plaisir. La peau qu’il avait explorée, la poitrine qu’il avait caressée, le nid secret qu’il avait investi n’appartenaient pas à Ezmaïda, mais à Jaïfe, son condisciple.
Sa condisciple.
« Deux solutions, répondit Yorgäl. Soit la livrer au conseil nubial de Logon : ils lui couperont la langue, comme à toutes les femmes. Soit l’emmener à nos vieux jaquebouts. Les griots n’aiment pas les femmes. Tels que je les connais, ils la feront égorger par un exécuteur des bas-fonds. »
Il dévisagea Seke avec intensité avant d’ajouter :
« Y a une troisième solution : jouer un moment avec elle et se charger directement de la sentence. Après tout, elle s’est foutue de nous, on a bien le droit de prendre une petite revanche. C’est que j’ai pas eu ma dose, moi, hier soir. »
Les yeux de Jaïfe lançaient la même supplique muette que face aux miséreux des bas-fonds d’Hernaculum.
« La quatrième solution serait de la relâcher et de la laisser repartir chez son maître. »
Seke avait injecté toute la force de sa conviction dans sa voix, mais le langage, il en était conscient, ne réussirait pas à briser la détermination de Yorgäl. Tout au plus pourrait-il, avec un peu de chance, endormir sa vigilance.
« Et risquer d’assécher la source de la Chaldria ? T’es dingue ? J’tiens pas à passer toute ma vie sur cette planète pourrie !
— Elle a fait le voyage entre Kolk et Logon, et la Chaldria ne s’est pas asséchée...
— Je l’ai dit hier : elle était sous la protection de cet épouvantail d’Eyland Volgen. »
Seke se remémora la conversation de la veille entre Jaïfe et Olphan. Il comprenait maintenant pourquoi il... elle avait défendu les femmes avec une telle conviction. Les réactions d’Ezmaïda lui apparaissaient également sous un jour nouveau : l’épouse du conteur avait deviné que Jaïfe et elle appartenaient au même sexe, et elle lui avait témoigné sa solidarité et sa complicité d’une caresse sur la joue. De même, au matin, elle avait instantanément compris ce qui s’était passé entre ses deux jeunes hôtes au cours de la nuit.
« On ne peut pas condamner quelqu’un au nom d’une vague superstition.
— Elle savait qu’elle violait la loi des griots. J’appelle ça une vraie saloperie, pas de la superstition. »
Les yeux rivés sur la lame, Seke sentait monter en lui une colère noire, une envie féroce de se jeter sur Yorgäl. Sa respiration et son rythme cardiaque s’étaient accélérés, la tension de son corps l’élançait jusqu’aux extrémités de ses doigts. Maintenant il trouvait magnifiques les traits de Jaïfe, même déformés par la souffrance et la peur, maintenant il avait un besoin urgent d’elle, besoin de l’étreindre, de jouir sans entrave de sa présence, de sa différence.
« Donne-lui au moins la possibilité de se défendre. »
La lame de Yorgäl glissa avec une lenteur crispante sur la poitrine de Jaïfe. Le gémissement de terreur qui s’échappa des lèvres de la jeune fille arracha un sourire à son bourreau.
« Tu parles comme un vieux radoteur de chez moi, un de ces mollassons qui ont permis aux non-humains de s’emparer du pouvoir. Quand on remarque une mauvaise herbe, on la coupe tout de suite ou elle prolifère et étouffe les fleurs du jardin.
— Mon maître Marmat dit que c’est la Chaldria, et elle seule, qui choisit les disciples. Elle n’a pas pu se tromper.
— Ton maître, il se planque derrière la Chaldria pour justifier ses caprices ! Les chaldrans ne sont que des portes ouvertes sur les flux cosmiques. Et les jaquebouts ne sont pas pressés de les ouvrir à leurs disciples.
— Tu devrais peut-être les ouvrir toi-même. »
Yorgäl suivit des yeux la danse de sa lame sur la peau blême de Jaïfe. Elle tremblait de la tête aux pieds. Sa calotte avait glissé sur l’arrière de son crâne et s’était coincée entre son cou et son épaule. Le halo doré de sa chevelure tranchait sur le fond gris de la chute.
«Je... je ne prendrai pas le risque de devenir un déchu. J’ai encore besoin de mon vieux jaquebout pour apprendre à les franchir.
— Allons tous les trois au temple du nœud chaldrien, et laissons nos maîtres décider », proposa Seke.
Il discerna très nettement la crispation des traits de Yorgâl ainsi que les lueurs sombres qui brasillèrent dans ses yeux. Il n’entendait pas le son de sa forme, mais il captait sa peur, si dense qu’elle en était presque visible, presque palpable.
« T’as qu’à foutre le camp. Je m’occuperai d’elle tout seul. »
Le disciple de Zaul leva la main pour appuyer ses paroles. Le couteau resta suspendu dans les airs un bref instant. Seke s’engouffra aussitôt dans l’ouverture. Il se détendit comme un ressort, franchit l’intervalle d’un bond, saisit le poignet de Yorgäl au-dessus de la tête de Jaïfe et s’arc-bouta sur ses jambes pour l’empêcher d’abaisser son bras.
« Sale petit... »
L’attaque obligea Yorgäl à relâcher son étreinte et permit à Jaïfe de se dégager.
« Cours ! » hurla Seke.
Elle fila comme une ombre le long de la paroi humide. Le grondement de la chute absorba rapidement le claquement précipité de ses semelles sur la roche.
Rassuré, Seke se concentra sur l’épreuve de force à laquelle l’invitait Yorgäl. En mauvaise posture, glissant sur le sol humide, il ployait dangereusement sous le poids et la pression de son condisciple. Il se concentrait pour l’instant sur la lame suspendue quelques pouces au-dessus de sa tête. Le disciple de Zaul avait pour seule tactique d’imposer sa puissance décuplée par la rage, d’exploiter le double avantage offert par son poids et son arme. Seke l’encouragea dans cette voie tout en déplaçant peu à peu ses points d’appui, puis, après avoir résisté encore pendant quelques instants, il se déroba brusquement d’un pas de côté. Yorgäl trébucha, se rétablit d’un coup de reins, amorça un mouvement de pivot en imprimant une trajectoire circulaire à son bras. Seke esquiva la lame d’un retrait du torse et mit à profit le déséquilibre de son adversaire pour lui sauter sur le râble, lui passer les bras autour du cou et lui planter ses dents sous la nuque. Ses mâchoires n’étaient pas aussi puissantes que celles des enfants du Tout, mais elles avaient appris à broyer les os et déchirer les cuirs les plus coriaces.
Il continua à serrer et à mordre malgré les gesticulations maladroites de Yorgâl. Fou de douleur, ce dernier laissa tomber son couteau, se secoua comme un forcené, se dirigea en titubant vers les rideaux épais de la chute dans l’espoir que la violence de l’eau obligerait Seke à lâcher prise, mais ses jambes se dérobèrent et il s’effondra de tout son long. Des craquements retentirent, une douleur fulgurante lui lacéra le crâne, un voile rouge lui glissa sur les yeux. Il sombra lentement dans une nuit glaciale.
Exténué par la violence du combat, Seke se releva après s’être assuré que son adversaire avait rendu son dernier souffle. Le craquement des vertèbres de Yorgâl résonnait toujours dans sa bouche imprégnée d’une âpre saveur de sueur et de sang. La cascade lui fouettait la tête, les épaules, le dos, le baignait d’une amertume qui avait déjà le goût des remords. Même s’il était intervenu pour secourir Jaïfe, rien ne serait plus comme avant, il aurait jusqu’à la fin des temps la mort d’un condisciple sur la conscience. Peut-être était-il devenu un déchu, un paria de la Chaldria, une âme condamnée à errer la nuit dans les ruelles d’Hernaculum en poussant des hurlements déchirants.
La vision d’une tache verte le tira de sa torpeur. Il ramassa la calotte de Jaïfe puis, plus loin, sa tunique et son bandage imbibés d’eau, et partit à sa recherche.
Il ne la trouva pas de l’autre côté du repli de la paroi, ni dans les premiers méandres du chemin. Son inquiétude augmenta lorsqu’il avisa les toits des premières habitations au-dessus des arêtes rocheuses. Prise de panique, Jaïfe avait couru sans s’arrêter, comme les krav’ll, les grands emplumés du désert qui galopaient jusqu’à épuisement dès qu’ils détectaient l’odeur d’un prédateur. Elle avait oublié qu’elle ne portait plus de tunique ni de bandage et que les femmes n’avaient pas le droit de paraître dans les rues d’Hernaculum. Il accéléra l’allure dans la pente, franchit un premier pont, assez court, donnant sur un archipel. Un rayon d’Ur perçait le couvercle nuageux et plaquait un vernis mordoré sur l’ocre des façades. Seke ne rencontra que deux hommes âgés qui marchaient d’une allure paisible le long d’un muret.
Il traversa plusieurs quartiers déserts, puis un grondement lointain souffla sur son inquiétude comme une rafale de vent sur un brasier. La rumeur venait d’un ensemble de constructions empilées les unes sur les autres au sommet d’une île proche. Il couvrit la distance à toute allure, mais il lui sembla qu’une éternité s’était écoulée lorsqu’il s’engagea sur la passerelle jetée au-dessus du vide. Des bourrasques écharpaient les nues, tout là-haut, et une multitude de colonnes brillantes criblaient la faille, qui s’éteignaient avant d’en avoir atteint le fond, incapables de vaincre la nuit perpétuelle de l’abîme.
Guidé par le tumulte, Seke se dirigea sans hésiter dans le labyrinthe des ruelles et des escaliers. Il déboucha enfin sur une place circulaire prise d’assaut par une multitude vociférante, composée pour partie d’hommes habillés en griots et pour partie de paysans des communautés de l’Anube. Ne distinguant pas l’objet de leur fureur, il tenta de gagner le centre de la place, mais ne parvint pas à se frayer un passage. Il ne lui restait plus qu’à imiter les plus jeunes juchés sur les balcons, sur les terrasses, sur les toits de pierres plates. Il abandonna la tunique, le bandage et la calotte, escalada un mur en se servant des saillies et atteignit une balustrade sur laquelle il s’installa à califourchon.
Il découvrit alors un spectacle qui lui glaça le cœur. Les vagues tumultueuses rejetaient régulièrement un corps nu et inerte.
Jaïfe.
Elle vivait encore comme en témoignaient ses yeux fous de souffrance et de terreur. Elle ne poussait aucun cri, aucun gémissement. Il en comprit la raison lorsqu’il aperçut les filets de sang qui lui barbouillaient le menton et la poitrine : ils lui avaient coupé la langue, comme à toutes les femmes de Logon. La révolte pétrifia Seke sur la balustrade, puis souleva en lui une colère d’une violence inouïe. Il regretta de ne pas avoir ramassé le couteau de Yorgäl. Ses ongles et ses dents ne suffiraient sans doute pas à ouvrir un passage jusqu’à Jaïfe, mais il ne pouvait pas rester impassible devant le supplice de celle qui avait défié l’ordre millénaire des griots et lui avait appris la beauté du rapprochement.
Il croisa le regard de la jeune fille, qu’un homme corpulent maintenait à bout de bras. Il y lut de la résignation, de la tristesse, un soulagement de même nature que celui de Danseur-dans-la-tempête au moment de passer dans l’au-delà. Il crut déceler, sur ses lèvres ensanglantées, un sourire qui confirmait et prolongeait leur pacte secret, qui nouait un lien entre le monde des formes et l’univers invisible. Au bord des larmes, il vit le cercle s’élargir autour de l’homme corpulent, il vit ce dernier projeter Jaïfe de toutes ses forces sur sa jambe repliée, il vit le corps de la jeune fille se désarticuler et se briser comme du bois mort, puis ses yeux se brouillèrent et il s’effondra en sanglots derrière la balustrade.
Quand il eut épuisé son chagrin, les colonnes étincelantes s’étaient estompées et la faille baignait dans une pénombre crépusculaire, fragmentée par les lumières figées des minosoles et celles, vacillantes, des flammes des vasques.
De Jaïfe il ne restait que sa tunique, son bandage et sa calotte au pied du mur, des taches de sang et des bouts de tissu épars sur les pavés de la place déserte. Les vestiges de son pantalon.
Les vestiges d’un rêve.
Le portail se dressait à l’autre extrémité du pont de pierre, surmontée de son linteau triangulaire. Seke captait à nouveau le chant des profondeurs, aussi lointain et serein que les sons des grands cycles. Les fûts rainures des colonnes affleuraient la nuit comme des songes. Il sut, juste avant de s’aventurer sur le pont, que le temple du nœud chaldrien ne se trouvait pas sur les mêmes plans spatial et temporel que les autres quartiers d’Hernaculum.
Il avait couru sans se demander où l’emmenaient ses pas, enfilant au hasard les fonds, les médians et les îles. Fou de chagrin, hanté par l’image du corps pantelant de Jaïfe, aiguillonné par une haine farouche envers ces hommes qui l’avaient mutilée et assassinée, il avait fendu des grappes humaines suspendues aux récits des conteurs, bousculé des promeneurs dans les ruelles étroites, renversé un étal sur une place. Il s’était retenu à grand-peine de se jeter sur les paysans qui l’avaient injurié, de les égorger, de les éventrer, de leur broyer les vertèbres. Hors d’haleine, il s’était arrêté au milieu d’une passerelle, avait entrevu la tache blanche du temple du nœud chaldrien et entendu de nouveau cet appel diffus qui l’avait enchanté le premier soir. Désemparé, il s’était rendu sur l’île d’où partait l’escalier monumental taillé dans la roche.
A l’image du corps de Jaïfe se superposait désormais celle du corps de Yorgäl. A la colère succédaient les remords et la détresse. Les habitants d’Hernaculum avaient brisé la vie de Jaïfe, il avait brisé la vie de Yorgäl. Son maître Marmat répétait souvent que chaque existence avait une valeur capitale, qu’en prendre une seule était un drame à l’échelle de l’univers, quelles qu’en fussent les raisons. On ne devait pas pour autant rejeter les criminels, ajoutait-il, parce qu’un crime regardait l’ensemble des hommes, pas seulement le groupe, la communauté, le peuple, mais toutes les branches de l’humanité dispersées dans les étoiles.
« Telle est la grandeur de la fonction de griot : rappeler aux hommes que chacun de leurs actes engage l’espèce tout entière malgré les distances, malgré les différences. »
Le cœur battant, les jambes flageolantes, Seke s’avança sur la passerelle. En se dirigeant vers cette porte énigmatique, plus sombre que les ténèbres pourtant profondes de la faille, il avait l’impression de se couper du chœur universel, de franchir une frontière intangible, de pénétrer dans un sanctuaire inviolable, d’aller au-devant de sa propre mort. Le chant des profondeurs avait maintenant des accents de complainte funèbre.
Une vague de panique le recouvrit au milieu du passage et le rejeta glacé de terreur contre un montant du parapet. Il ne distinguait plus rien autour de lui, ni les colonnes du temple, ni les lumières d’Hernaculum, ni même l’extrémité de la passerelle. Il s’agrippa de toutes ses forces à une saillie de l’ouvrage de pierre pour ne pas céder à la tentation de rebrousser chemin, convaincu désormais qu’une retraite se traduirait par un échec définitif. Il lui fallait continuer, pénétrer coûte que coûte dans cet autre espace-temps, quitte à s’attirer les foudres de son maître, à être frappé de la malédiction des déchus de la Chaldria. Il se redressa et s’approcha lentement de la porte, écartelé entre le courant qui l’entraînait et les chaînes intérieures qui l’entravaient.
Des souvenirs oubliés resurgissaient à la surface de son esprit.
Un ciel scintillant d’où tombe une chaleur éprouvante...
Un visage d’homme penché sur lui, des traits tourmentés où se disputent la colère et la compassion. Le sourire d’une femme aussi jeune que Jaïfe, aussi belle que Jaïfe, aussi triste que Jaïfe.
Il fit encore quelques pas chancelants avant d’être saisi par une spirale de lumière éblouissante.